Dans Panoramiques N° 56, Janvier 2002: Education Nationale: des idées à rebrousse-poil

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IV. Les vrais enjeux

p. 209

" L'avenir de ce pays "

Entretien avec Jacqueline de Romilly, de l'Académie Française     Kein Bild?

par Romain Deygout

Paris, le 10 août 2000



1. Quelles sont les grandes étapes de l´abandon des langues anciennes dans l´enseignement français ?

Vers les années 60, il y a eu une certaine désaffection de la part des parents ou des élèves, parce qu´il s´est développé un matérialisme, un souci du job à avoir, qui ont été encouragés par les mesures. Pour nous, les mesures graves ont été quand ces disciplines sont devenues des options et que ces options ont été de plus en plus maltraitées, puisque l´on ne pouvait même pas faire du latin et du grec, que les cours n´ouvraient plus et que, alors qu´il y avait toute une série d´options possibles, il n´y en avait qu´une qui valait au baccalauréat. Mais j´espère que cela va changer !

2. Une culture européenne qui désapprend le grec ne désapprend-elle pas en même temps la liberté et la démocratie ?

Je vais répondre oui sans hésiter. Je voudrais d´abord ajouter qu´elle désapprend aussi ce qui est son véritable lien, car le latin et le grec ont été enseignés dans tous les pays d´Europe. Il y a une histoire que j´ai racontée quantité de fois... combien j´ai été émue pendant la guerre de trouver un Juif allemand qui était dans un camp près d´Aix. Il a compris vaguement que j´étais professeur de grec et a fait un effort extrême pour me citer en grec le premier vers de l´Odyssée. Il était bonnetier à Berlin.

Mais dans l´apport de ce que les Grecs ont donné au monde, vous avez choisi ces deux termes qui sont importants pour nous à l´heure actuelle. Les Grecs ont pris conscience de ce qu´était la liberté dans les guerres médiques quand ils se sont trouvés opposés à un peuple avec un monarque absolu et une culture complètement différente. Il y a des textes d´Eschyle ou d´Hérodote qui sont stupéfiants car les Grecs ont pris conscience de la liberté: ils ne sont " esclaves ni sujets de personne ". Et ce sentiment s´est spécialisé à Athènes dans cette forme de gouvernement qu´est la démocratie. Il y a peut-être eu des tentatives de régime démocratique ailleurs, mais sans textes, sans mot pour le définir. A Athènes, on sait quand le mot est venu, on sait les principes qui se trouvent exprimés chez des historiens, chez des philosophes, au théâtre, avec une force qui peut encore convenir maintenant, - confondant d´ailleurs liberté et égalité, parce que pour eux, c´était avant tout le droit de s´administrer soi-même, c´est-à-dire naturellement une démocratie directe. Je connais toutes les objections: les esclaves, les femmes ne comptaient pas. Les Grecs ont d´ailleurs eu aussi le sentiment des limites et des dangers de ce régime, mais le principe reste encore un modèle à atteindre, et en lisant tous ces textes, il est clair que les jeunes puisent un peu ce sentiment de liberté et de démocratie.

3. A votre avis, quelles sont les raisons du ressentiment de la population française envers les professeurs ?

Honnêtement, je ne suis pas prête à souscrire à l´idée que ce soit la population française qui éprouve cela. Ce sont certaines personnes qui ont toujours eu un esprit frondeur contre les professeurs, et il y a toujours eu des mauvais élèves qui devenaient journalistes avec leurs amertumes du passé. On a aussi peut-être favorisé une sorte de compétition entre les associations de parents. Les associations de parents et les professeurs peuvent avoir des intérêts différents, mais à mon avis, les parents raisonnables ont le respect que l´on avait autrefois pour les professeurs. Ceci posé, je dois dire que le ministère, depuis quelque temps, a encouragé des manières d'enseigner criticables, notamment la lecture ou l´explication de texte. Et les parents se rendent compte qu´on a mis des espèces de mécaniques à la place du contact avec les textes vivants.

De même, on a tellement insisté sur le fait que les professeurs ne devaient pas se mêler de la vie des gens, de la morale, que ce rayonnement, qui venait autrefois du professeur qui faisait passer les valeurs du texte auprès des enfants, a disparu et cela peut être ressenti sévèrement par certains adultes. Les ministères récents ont leur part de responsabilité, non seulement parce que certains ministres ont critiqué injustement et indiscrètement le corps enseignant, mais parce qu´ils ont contribué à décourager les professeurs, à leur donner un profil bas, parce qu'ils ont craint toute forme de critique, de sanction à tel point qu´en effet les professeurs ne sont pas respectés dans leurs classes. Alors comment voulez-vous que les parents, les gens du dehors éprouvent ce sentiment de respect? Je vous ai donné honnêtement ces différentes causes. Aucune n´est de la faute des professeurs, sauf peut-être de céder trop facilement au découragement. Mais je ne crois pas que ce sentiment soit général. Moi, quand je rencontre des gens, je dis :"je suis dans l´enseignement", je n´ai pas du tout l´impression que les têtes s´allongent. Beaucoup de gens ont la nostalgie des études qu´ils ont faites et je ne connais personne qui n´ait pas eu au moins un professeur inoubliable.

4. Depuis votre livre "L´enseignement en détresse" de 1986, avez-vous constaté de nouvelles évolutions dans l´enseignement français ?

Il y a eu de grands changements et presque tous dans le mauvais sens. Je suis encore obligée de vous parler de ce que je connais le moins mal, c´est-à-dire de l´enseignement de la langue et des lettres. Les enfants parlent une langue navrante. Mais quand, en entreprise, ils marmonneront des choses incompréhensibles, ça les gênera! Je finis par employer ces arguments stupidement économiques. Mais la vie n'est pas uniquement l´entreprise, et en parlant correctement, on apprend à être quelqu´un de responsable. Une de mes raisons multiples pour défendre le latin et le grec, c´est qu'ils peuvent aider les élèves à apprendre le français. Mais ce serait vrai aussi pour d'autres langues. Si vous prenez l´allemand qui vous intéresse, ce n´est pas les quelques mots qui sont empruntés à l´allemand qui sont importants, mais on apprend une langue qui a des cas, des formes, qui obligent à faire attention à l´analyse des mots, à la grammaire, à ce qu´on appelait autrefois l´analyse logique. La littérature, n´en parlons pas ! Ou plutôt, parlons-en ! J´ai dit déjà que la méthode d´explication de texte était consternante. Mais prenez le choix des auteurs mis au programme : ce ne sont jamais des textes qui se suivent, mais des extraits avec des résumés plus ou moins suspects. Il y a un manque de contact qui est total entre la classe et le texte. On ne veut pas donner aux élèves des choses qu´ils ne comprendraient pas, parce qu´on a oublié de leur apprendre la langue.

Quant au latin et au grec, c´est la catastrophe ! On est arrivé actuellement à une inégalité monstrueuse car, si vous êtes dans un petit collège, il n´y a pas assez d´élèves pour faire la classe. Donc l´option est supprimée. Mais additionnez les demandes des petits collèges, et cela constitue une demande considérable refusée. Dans un plus grand lycée, l'élève pourrait faire du grec, mais il ne peut pas changer d´établissement à cause de la carte scolaire. Alors on se trouve devant le fait que des enfants, selon qu´ils habitent tel endroit ou tel autre, ont droit à une culture complète ou pas. Il y a probablement des choses qui ont fait des progrès : l´utilisation de l´image, enfin les moyens nouveaux. Cela peut servir, et il y a des progrès possibles ou commencés. Mais dans l´ensemble, il faut absolument reprendre les choses en main.

5. Quelle intention décelez-vous dans l´abandon du contenu scientifique de l´enseignement et dans la consigne pédagogique d´"apprendre à apprendre" ?

Pour moi, c´est le contraire absolu de ce que mon expérience m´a appris. Je ne crois pas que l´enseignement soit uniquement transmission du savoir. Il est aussi transmission des valeurs, du sens de l´effort, de la découverte du passé, ce que je n´appelle pas tout à fait des savoirs, mais qui nous forment quand même. Mais s´il n´y a pas le savoir avant tout, qu´est-ce qu´on enseigne ? J´apprends beaucoup, encore maintenant, comme faisait Solon dans le passé qui disait qu´il vieillissait en s´instruisant. Mais j´apprends d´autant mieux que je sais déjà quelque chose. Quand j´essaie d´apprendre sur des civilisations d´Extrême Orient où je ne connais rien, j´oublie au fur et à mesure. Le savoir est la meilleure façon d´apprendre à apprendre.

6. Au-delà des spécificités de chaque matière, quel thème de rassemblement pouvez-vous proposer aux professeurs ?

Je pense que le rassemblement devrait se faire spontanément. On en est encore resté, dans certains cas, à la lutte entre disciplines qui vient uniquement de questions économiques, de crédits à donner, etc. Naturellement, quand une discipline est particulièrement visée, elle se défend seule. Mais si elle risque de disparaître, c´est parce que, dans l´ensemble, on a perdu le sens de ce qu´était l'enseignement. Vous avez dit que l´opinion publique méprisait les professeurs. Les professeurs devraient être très fiers de leur métier, et sont souvent fiers. C'est une merveille de voir, du commencement à la fin de l´année, les progrès, et l´ouverture de pensée que nous donnons aux élèves. Chaque fois que j´ai fait découvrir à une classe un texte de Platon ou d´Aristophane, donc des textes difficiles, ils étaient étonnés, ils réagissaient sentimentalement, ça se voit dans les regards, j´avais l´impression que c´était ce que l´on pouvait faire de plus beau dans la vie.

J´ai dit que le savoir était essentiel, mais ce n´est pas le savoir pour répondre à des questions télévisées au hasard. C´est le savoir qui entre en vous, qui fait qu´on connaît, qu´on a compris le principe des efforts pour trouver la vérité. C´est à nous, les professeurs, que cette tâche revient, il y a de quoi être d´accord sur le principe, au delà de toutes les querelles. D´ailleurs, en ce moment nous parlons ensemble, nous ne sommes pas de la même discipline, mais nous sommes, je crois, totalement d´accord. Si nous prenons conscience que nous sommes ce qui se fait le mieux dans ce pays et pour l´avenir de ce pays, c´est très encourageant.